24.

 

Le Capitaine-Administrateur Quar-Quochali, commandant du Personne Turbulente, un Destructeur Mineur de la flotte FCGFienne, prit l’appel prioritaire de l’Amiral-Législateur Bettlescroy-Bisspe-Blispin III dans sa cabine privée, ainsi qu’il l’avait ordonné. L’écran montrait l’Amiral-Législateur assis à son bureau, un clavier-boule posé devant lui. Bettlescroy enfonça deux touches, puis il croisa les mains sous son menton, les coudes sur le bureau, laissant clignoter le bouton Activer du clavier.

Il leva les yeux et regarda Quar en souriant.

— Amiral ! dit celui-ci en se tenant aussi raide que possible dans son fauteuil.

— Bonjour, Quar.

— Merci, amiral ! Que me vaut cet honneur ?

— Nous ne nous sommes jamais vraiment bien entendus, Quar, n’est-ce pas ?

— Non, c’est vrai, amiral ! Je vous présente toutes mes excuses pour cela. J’avais toujours espéré…

— Je les accepte bien volontiers. J’ai pensé que nous pourrions aborder une nouvelle phase dans nos relations professionnelles, et c’est dans cet esprit que j’envisage de vous divulguer une partie de nos plans concernant le vaisseau culturien Hylozoïste.

— C’est un grand honneur, amiral !

— Je n’en doute pas un instant. Toujours est-il que l’Hylozoïste vient d’être informé de la construction illégale de vaisseaux dans les fabricaria du Disque.

— Je n’en avais pas la moindre idée, amiral !

— Je le sais bien, Quar. C’était voulu.

— Amiral ?

— Aucune importance. Je vais aller droit au but, Quar : nous devons entreprendre une action contre le vaisseau de la Culture, et à tout le moins le mettre dans l’incapacité de fonctionner, à défaut de pouvoir le détruire.

— Vous voulez dire… l’attaquer ?

— Comme toujours, votre perspicacité et votre génie tactique suscitent mon admiration. Oui, Quar. Je veux dire l’attaquer.

— Un… un vaisseau de la Culture, amiral ? Sommes-nous vraiment sûrs ?

— Nous sommes parfaitement sûrs, Quar.

Le Capitaine-Administrateur déglutit nerveusement.

— Amiral, dit-il enfin en se tenant encore plus droit dans son fauteuil, mes officiers et moi-même, ainsi que tout l’équipage du Personne Turbulente, sommes à votre entière disposition. Toutefois, j’ai cru comprendre que le vaisseau culturien était retourné récemment à proximité de l’Installation de Contact Initial du Disque.

— Il y est toujours, Quar. Nous avons réussi à le retenir là-bas pour l’instant, grâce à quelques astuces administratives, mais il s’apprête à repartir. C’est à ce moment-là que nous avons l’intention de l’attaquer.

— Ainsi que je vous l’ai dit, amiral, le personnel du Personne Turbulente se tient à votre entière disposition. Cependant, comme vous le savez très certainement, nous sommes stationnés avec notre vaisseau homologue Rubrique de Ruine de l’autre côté du Disque par rapport à l’Installation. Cela nous prendra…

— Bien sûr que je le sais, Quar. Contrairement à vous, je ne suis pas un parfait imbécile. Et je dois vous informer qu’un autre de nos vaisseaux se trouve dans votre voisinage, juste hors de portée de vos capteurs.

— Un autre vaisseau à nous, amiral ?

— Un autre vaisseau à nous, Quar.

— Mais je pensais connaître la configuration complète du déploiement de notre flotte… ?

— Je sais. Mais il y a ici deux flottes de la FCGF, et ce vaisseau si proche dont vous ignoriez l’existence fait partie de celle qui est cachée. Notre flotte de guerre.

— Notre flotte de guerre, répéta Quar.

— Notre flotte de guerre. Et quand nous attaquerons le vaisseau de la Culture, nous devrons faire en sorte qu’on croie que quelqu’un d’autre que nous l’a attaqué. Une des meilleures méthodes pour y parvenir de façon plausible est qu’un de nos propres vaisseaux soit attaqué – en fait, totalement détruit, de préférence – au même moment. La guerre, voyez-vous, exige parfois des sacrifices. C’est ainsi, mon cher Quar, j’en ai bien peur. Nous allons devoir détruire un de nos vaisseaux.

— Il le faut vraiment, amiral ?

— Oui, Quar, vraiment.

— Le… Le Rubrique de Ruine, amiral ?

— Non, pas le Rubrique de Ruine, mais vous y êtes presque.

— Amiral ?

— Adieu, Quar. Le plaisir que j’éprouve dépasse infiniment l’inconfort que vous pourrez ressentir.

L’Amiral-Législateur Bettlescroy-Bisspe-Blispin III décroisa les mains et posa le bout d’un doigt impeccablement manucuré sur la touche d’activation qui clignotait toujours.

Le Capitaine-Administrateur Quar-Quoachali eut très brièvement conscience d’une vive lumière autour de lui, et d’une forte sensation de chaleur.

 

L’aérocar effilé plongea et ripa d’un côté, puis de l’autre, avant de franchir en rugissant un large cours d’eau, faisant s’égailler les animaux sur la berge et les poissons dans les bassins. L’appareil se stabilisa à quelques mètres à peine au-dessus de la cime des arbres de la piste boisée qui s’étendait sur quatre-vingt-dix kilomètres depuis la limite du domaine d’Espersium, qu’il survolait en ce moment, jusqu’à la grande résidence.

La forêt rectiligne projetait une ombre épaisse sur les pâturages, et le sommet des arbres était éclairé par un soleil rougeâtre qui se levait derrière des traînées de brume.

Installé dans un des fauteuils de chasse à l’arrière, Veppers observait le lever de soleil automnal à travers la paroi invisible. Quelques gratte-ciel d’Ubruater réfléchissaient les premiers rayons dans un scintillement rosâtre.

Veppers jeta un coup d’œil au fusil laser posé sur son pivot devant lui, activé mais encore en position neutre. Il était seul dans le poste de tir. Il ne voulait aucune compagnie en ce moment. Même Jasken était à l’intérieur avec le reste de son entourage, dans le compartiment principal. Un gros oiseau apeuré jaillit d’un arbre dans un tourbillon de feuilles et de plumes, et Veppers tendit la main pour saisir son arme… mais il la laissa retomber et l’oiseau s’enfuit à tire-d’aile.

Il savait bien que c’était mauvais signe quand il n’avait même pas envie de chasser. Enfin, de tirer. On pouvait difficilement appeler ça chasser. Il voyait bien maintenant tout ce que cela avait d’artificiel de se servir d’un aérocar pour débusquer les oiseaux et leur tirer dessus. N’empêche, cet artifice avait été très utile. Il lui avait fallu un prétexte pour justifier l’existence de ces pistes boisées. Il se sentit s’enfoncer dans son siège quand l’aérocar remonta pour suivre le flanc d’une colline.

Tout cela allait bientôt se terminer. Mais il avait toujours su que cela pourrait finir un jour.

Il regarda le paysage se déployer derrière l’appareil, et il se sentit soudain très léger quand l’aérocar atteignit le sommet de la colline et entama sa descente. Son poids redevint normal lorsque l’appareil se stabilisa de nouveau. La colline masquait à présent la vue d’Ubruater, et le lever de soleil était lui-même caché par une ligne de crête à l’est.

Veppers se sentait fatigué et nerveux. Peut-être que baiser lui ferait du bien… Il repensa à la fille de Sapultride, Crederre, qui l’avait chevauché avec tant d’enthousiasme dans ce même fauteuil, il y avait de ça seulement… combien de temps ? Une dizaine de jours, pas plus. Pleur, peut-être ? Ou l’une des autres filles ? Ou simplement en faire baiser deux ensemble devant lui ? C’était quelquefois curieusement apaisant.

Mais en fait, toutes ces histoires de sexe l’agaçaient en ce moment. Ce qui était aussi un très mauvais signe.

Un simple massage, peut-être. Il pourrait faire venir Herrit, pour une séance énergique qui atténuerait ses tensions et chasserait ses soucis. Sauf qu’il savait bien que ça ne marcherait pas non plus. Il envisagea un instant de consulter Scefron, son Médiateur en Substances. Non, pas de drogues non plus. Ah, putain… Ça n’allait vraiment pas, aujourd’hui. Il n’y avait donc rien à faire ?

Non, rien, sans doute, sauf attendre que tout ça se termine. C’était juste de la nervosité. Il était l’homme le plus puissant, le plus riche de toute cette foutue civilisation. Il avait plus d’influence et d’argent que personne avant lui, infiniment plus, même, et pourtant, il était nerveux. Parce ce que l’affaire dans laquelle il était impliqué pourrait le rendre encore plus riche et puissant qu’il ne l’avait jamais été, ou bien – c’était juste dans les limites du possible –, pourrait provoquer sa fin, sa mort, sa déchéance, son déshonneur.

Il avait toujours été comme ça avant un coup important, quand les événements approchaient du moment crucial. Mais cela faisait déjà un certain temps que ça ne lui était pas arrivé.

C’était de la folie. Qu’est-ce qui lui avait pris ? On ne mettait jamais tout dans la balance. On prenait le moins de risques possible. Tout risquer, c’était l’idée qu’on mettait dans la tête des imbéciles qui croyaient que c’était comme ça que vous étiez devenu riche, mais on se gardait bien d’en prendre trop soi-même. De cette façon, si jamais on s’était trompé – et tout le monde pouvait se tromper, sauf ceux qui ne tentaient rien –, on ne risquait pas de couler. On laissait les autres se ruiner – il y avait toujours de quoi s’enrichir dans les décombres –, mais on limitait toujours ses propres risques au minimum.

Sauf là… Et voilà où il en était.

Bon, c’est vrai qu’il avait déjà fait quelque chose de ce genre. L’affaire du miroir spatial où il s’était engagé avec Grautze aurait pu le mener à la faillite, lui et toute sa famille, si elle s’était dénouée au mauvais moment. C’est pour ça qu’il avait dû organiser ce montage contre Grautze. Si les choses venaient à mal tourner, Grautze et sa famille en supporteraient toute la responsabilité et la honte.

Au départ, il n’avait pas eu l’intention de léser Grautze si tout se passait bien. Mais il s’était rendu compte que ces mêmes mécanismes qu’il avait mis en place pour se protéger en cas de pépin pourraient tout aussi facilement doubler ses gains en cas de réussite. Il pourrait rafler tout l’argent, toutes les parts, toutes les sociétés et tous les instruments de pouvoir. L’occasion était trop belle pour la laisser passer. Grautze aurait dû le voir, mais il avait été trop confiant. Trop crédule. Trop aveuglé par des sentiments de loyauté qu’il croyait partagés. Un vrai pigeon…

La fille de ce pauvre imbécile avait été autrement plus coriace que son père. Veppers se frotta le nez. Le bout avait presque entièrement repoussé, mais il était encore un peu trop mince, rouge et sensible au toucher. Il réprima un frisson en repensant à la morsure de cette petite salope. Il n’était pas retourné à l’Opéra depuis ce soir-là. Il faudrait qu’il y aille, qu’il se montre de nouveau en public, avant que ça ne devienne une phobie ridicule. Dès que son nez serait complètement guéri.

L’affaire était sur le point de se conclure, tout allait bien se passer, et il allait se retrouver plus riche que jamais. Parce qu’il était comme ça. Un gagnant. Le gagnant. Les choses avaient toujours bien marché dans le passé, et ce serait pareil cette fois. Bon, d’accord, la flotte de guerre avait été découverte quelques jours trop tôt, mais ce n’était pas si catastrophique que ça. Et il avait eu raison de tenir bon, de ne pas révéler au grouillot de Bettlescroy où il fallait attaquer. Et il ne dirait rien tant que les vaisseaux ne seraient pas prêts. Et ils allaient bientôt l’être. La fabrication était bien trop avancée, plus personne ne pouvait l’empêcher. On était en train de s’occuper de la mission de la Culture dans le Disque, et apparemment, même le vaisseau culturien en approche pouvait être neutralisé. Il espérait simplement que les FCGFiens allaient faire leur boulot correctement. D’un autre côté, ils pensaient sans doute la même chose à son sujet.

Alors, pas d’inquiétude à avoir, pas de panique. Il suffisait de garder la tête froide, de bien tout préparer de son côté et d’avoir le courage d’aller jusqu’au bout, quel qu’en soit le prix. Le prix n’avait pas d’importance quand on avait les moyens de le payer, et les gains attendus étaient incommensurables.

Il tendit le bras pour désactiver le laser et il se renfonça dans son fauteuil. Non, il n’avait pas envie de chasser ni de baiser, ni de se droguer.

En fait, il voulait simplement être chez lui. Et ça, au moins, il y pouvait quelque chose.

Il appuya sur un bouton.

— Monsieur ? dit le pilote.

— Le rase-mottes, ça suffit. Rentrons directement à la maison, et vite.

— Oui, monsieur.

L’appareil prit aussitôt de l’altitude au-dessus de la piste boisée. Veppers sentit brièvement la pression, mais l’aérocar se stabilisa rapidement.

Il y eut d’abord l’éclair. Il le vit illuminer le paysage et se demanda un instant si une trouée dans les nuages avait coïncidé avec une brèche dans la crête pour laisser passer un puissant rayon de soleil. La lumière vacilla, puis elle devint de plus en plus forte, le tout en moins d’une seconde.

— Alerte ! Radiat… fit une voix synthétique.

Radiation ? Qu’est-ce que… ?

L’aérocar fut ballotté comme un canot pris dans un tsunami. Veppers se trouva écrasé contre son siège et ses poumons se vidèrent. La vue extérieure – sous une clarté aveuglante – se mit à tournoyer comme de la peinture fluorescente versée dans un lavabo. Il y eut une détonation titanesque qui semblait provenir de l’intérieur de son crâne. Il réussit à distinguer le ciel rempli de nuages formidablement éclairés par en dessous, les collines et les forêts lointaines anormalement brillantes elles aussi, et enfin – un bref instant – un vaste bouillonnement de feu et de fumée s’élevant sur une épaisse tige sombre au-dessus d’une masse de ténèbres traversée de flammes.

Il entendit des cris et des bruits de métal déchiré. La paroi de verre ultratransparent devint opaque d’un seul coup, comme si on y avait projeté une toile blanche. Il se sentit de nouveau très léger. Il crut qu’il allait être projeté contre le plafond, ou contre la baie vitrée, mais le fauteuil le maintint en place.

Il y eut un immense rugissement et un voile rouge foncé lui passa devant les yeux. Il perdit connaissance.

 

Yime fit enfin ses premiers pas. Même vêtue de son treillis, elle avait l’impression d’être nue après ces deux jours passés dans un cocon de mousse.

Les os de ses jambes semblaient encore fragiles et un peu douloureux. Elle avait mal quand elle essayait de respirer à fond, et sa colonne vertébrale semblait bizarrement raide. Seuls ses bras étaient à peu près normaux, malgré la faiblesse de leurs muscles. Elle avait ordonné à son corps de ne pas recourir aux mécanismes antalgiques, parce qu’elle voulait s’assurer par elle-même de la gravité de son état. Pas trop grave, en fait. Elle devrait pouvoir s’en sortir sans autres sécrétions antidouleur.

Elle se trouvait dans le salon du Moi, Je Compte en compagnie de Himerance, qui marchait à son côté en lui tenant le coude avec sollicitude. L’avatar du vaisseau était très grand et très mince, avec un crâne parfaitement chauve et une belle voix grave.

— Vous n’êtes pas obligé de faire ça, lui dit-elle.

— Permettez-moi de ne pas être d’accord. Je me considère en partie responsable, et je tiens à faire tout mon possible pour me racheter.

Le Moi, Je Compte avait été le vaisseau le plus proche du Bodhisattva au moment de l’attaque par le Bulbitien Flottant. Il était en approche pour effectuer le transbordement des passagers du Réflexion Interne Totale, le VSG Oublié. C’est par hasard qu’il jouait justement le rôle de navette. Quatre vaisseaux se partageaient cette tâche par roulement. Cette fois, il s’agissait seulement d’aller chercher de nouveaux arrivants, et le Moi, Je Compte n’avait aucun passager à son bord. Quand le signal de détresse et le panache ablatoire avaient indiqué la présence d’un vaisseau en difficulté, il s’était détourné de sa route pour voir ce qui se passait et proposer son aide.

— Avez-vous encore l’image de Lededje Y’breq ? lui avait demandé Yime dès qu’elle avait été capable de parler.

Le vaisseau avait remplacé le petit drone en forme de galet par Himerance, un avatar humanoïde inutilisé depuis plus de dix ans, pendant lesquels il était resté sous cocon dans un hangar. Yime s’était attendue à voir tomber de la poussière quand il avait hoché la tête.

— Oui, avait-il répondu, et strictement sous forme 3D.

— Puis-je la voir ?

L’avatar avait froncé les sourcils.

— Je lui ai promis de ne la partager avec personne d’autre, sauf autorisation expresse. Je préférerais tenir cette promesse à moins que des circonstances… urgentes ne me contraignent à revenir sur ma parole. Avez-vous particulièrement besoin de la voir ? On trouve dans les médias sichultiens, ainsi que d’autres sources facilement accessibles, de nombreuses représentations de Mlle Y’breq, toutes de grande qualité. Aimeriez-vous en examiner quelques-unes ?

Yime avait souri – ce qui lui avait fait juste un peu mal.

— Ce n’est pas nécessaire, je les ai déjà vues. C’était par simple curiosité. J’apprécie beaucoup le fait que vous vouliez tenir votre parole.

— Pourquoi vous intéressez-vous à elle ?

Yime avait été surprise par cette question. Mais bien sûr, le vaisseau ne savait rien de ce qui était arrivé à Lededje. Il était le serviteur – ou l’acolyte – d’un VSG résolu à vivre en ermite et faisant partie des Oubliés. Il était naturel qu’il ne soit pas informé en détail de ce qui se passait sur Sichult.

— Le Bodhisattva ne vous a donc rien dit ?

— Immédiatement après son sauvetage, il m’a demandé de me diriger à vitesse maximum vers l’Habilitement Sichultien. J’ai manifesté quelques réticences compte tenu de la situation qui semble se développer là-bas. Le Bodhisattva m’a alors dit que vous pourriez m’indiquer la raison d’un si grand empressement. (L’avatar avait souri.) Ma réputation d’excentrique semble telle que le vaisseau a dû penser que j’accéderais plus volontiers à une requête formulée par un humain qu’à la demande d’un collègue. Je ne vois vraiment pas pourquoi.

Elle avait expliqué que Lededje avait été assassinée par Joiler Veppers, puis reventée à bord du Sens dans la Démence, Esprit parmi la Folie, avant d’être enlevée par l’Abominator En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles. On pensait qu’elle se rendait sur Sichult, sans doute avec des désirs de vengeance et de meurtre.

— C’est vous qui lui avez implanté un lacis neural, n’est-ce pas ?

Himerance avait paru très étonné.

— Oui, c’est moi. Elle voulait que je lui fasse une surprise, et je ne voyais rien d’autre à lui offrir qui puisse améliorer sa vie sur le plan matériel. Je n’ai pas imaginé un instant que cela puisse conduire à des événements d’une telle importance. Je présume que Mr Veppers occupe toujours une position de pouvoir importante ?

— Encore plus importante qu’avant.

Elle avait décrit la situation dans le Disque Tsungariel et son implication dans l’évolution dramatique de la confliction au sujet des Enfers.

Accablé par son sentiment de responsabilité dans cette affaire, le Moi, Je Compte avait alors décidé de mener à terme la mission que Yime et le Bodhisattva avaient entreprise. Il la transporterait où elle voudrait dans sa recherche de Lededje Y’breq. Le Mental du Bodhisattva les accompagnerait en s’intégrant au Moi, Je Compte. Plutôt que de perdre du temps à essayer de rejoindre un autre vaisseau, les deux Mentaux avaient décidé de récupérer tout ce qu’ils pourraient de l’épave du Bodhisattva, et de se débarrasser du reste. Le drone du Bodhisattva flottait à hauteur de l’autre coude de Yime, prêt également à l’aider si elle trébuchait.

— Dans les circonstances actuelles, dit-il, il est de toute façon préférable d’envisager une incursion dans l’Habilitement Sichultien à bord d’un vaisseau de guerre plutôt qu’une modeste Unité de Contact Générale. (Il s’avança légèrement et se pencha de côté, comme pour s’adresser à l’avatar humanoïde.) Notre ami ici présent pourra compter sur la gratitude éternelle de Quietus pour son action.

— Ne vous faites pas une trop haute idée de mes capacités, grommela l’avatar. Certes, je suis encore un vaisseau de guerre, en un certain sens, mais je suis vieux et notoirement excentrique. Comparé au vaisseau où se trouve Mlle Y’breq, je suis en réalité bien peu de chose.

— Ah, oui, fit Yime. La Sentinelle Rapide. Elle ne doit plus être très loin.

— Plus très loin du tout, confirma Himerance. Elle se trouve à quelques heures seulement de l’espace de l’Habilitement et du Disque Tsungariel, si c’est bien là qu’elle se dirige.

— Juste à temps pour l’épidémie de parsemis, intervint le drone. C’est presque trop commode. J’espère que nous n’avons rien à voir dans cette affaire.

— « Nous » signifiant la Culture, Restauria, ou Circonstances Spéciales ? demanda Yime en arrivant au bout du salon.

Elle chancelait un peu, et ses deux assistants l’aidèrent quand elle fit demi-tour.

— C’est une bonne question, dit le drone.

Il sembla se satisfaire de juger la question sans y apporter de réponse.

— Et le Bulbitien, dans tout ça ? demanda-t-elle.

Le drone ne dit rien. C’est l’avatar qui finit par répondre.

— Une Sentinelle Rapide du nom de Personne Ne Sait Ce Que Pensent Les Morts s’est rendue auprès du Bulbitien il y a huit heures de cela, pour lui demander respectueusement une explication à ce qui vous est arrivé, à vous et au Bodhisattva. Non seulement le Bulbitien a nié toute connaissance d’une quelconque attaque contre vous, mais même que vous lui ayez rendu visite. Plus inquiétant encore, il nie avoir jamais abrité une mission de Restauria ou de Numina. En fait, il affirme qu’aussi loin qu’il se souvienne, il n’a jamais reçu de visiteurs aliènes.

« La Sentinelle Rapide a fait part de son scepticisme et demandé l’autorisation de contacter le personnel culturien dont la présence était avérée il y a encore deux jours. Quand cela lui a été refusé, elle a sollicité la permission d’envoyer un représentant pour s’en assurer. Cette demande a également été rejetée. Les signaux en provenance du Bulbitien ont cessé très peu de temps après l’attaque contre le Bodhisattva, et aucun signal transmis par la Sentinelle Rapide n’a obtenu de réponse.

Ils sont certainement tous morts, songea Yime. Je le sais. Tout ça est ma faute.

Himerance poursuivit :

— Le Personne Ne Sait Ce Que Pensent Les Morts a alors quitté l’enveloppe atmosphérique du Bulbitien, mais en laissant derrière lui un petit drone-vaisseau à haute furtivité qui a tenté de s’introduire clandestinement dans le Bulbitien à l’aide de drones plus petits, des missiles-couteaux, des missiles de reconnaissance, de l’e-Poussière, ce genre de choses. Ils ont tous été détruits. La Sentinelle Rapide n’a pas eu plus de succès avec une tentative de Déplacement de matériel sensitif directement à l’intérieur du Bulbitien, qui a aussitôt déclenché des représailles.

« La Sentinelle était sur ses gardes, et beaucoup mieux armée que le Bodhisattva – dans une incarnation précédente, elle a été un vaisseau de guerre, l’UOG Ange Oblitérateur –, de sorte qu’elle n’a pas été endommagée par cette attaque. Elle s’est retirée à une distance prudente pour surveiller l’entité et attendre l’arrivée du VSG de classe Équateur, le Pélagien, qui se trouve actuellement à cinq jours de voyage. On croit savoir qu’un autre vaisseau de classe Continent, lié à CS, serait en route, bien qu’il reste très discret sur l’heure prévue pour son arrivée.

« D’autres espèces et civilisations qui avaient du personnel à bord du Bulbitien signalent également qu’elles ont perdu tout contact avec leurs représentants. Comme nous, elles soupçonnent que l’entité les a tués.

Yime s’arrêta net. Elle regarda tour à tour Himerance et l’assemblage composite qui constituait le drone du Bodhisattva, l’un des quelques morceaux du vaisseau qui avaient pu être récupérés en même temps que son Mental.

— Ils sont tous morts ? demanda-t-elle en repensant à l’élégante Fal Dvelner et à Nopri, ce jeune homme si enthousiaste aux multiples réincarnations.

— Très probablement, répondit le drone. Je suis navré.

— C’est nous ? demanda Yime en se remettant à marcher d’un pas hésitant. Je veux dire, c’est à cause de nous ? (Elle s’arrêta.) À cause de moi ? (Elle secoua la tête.) Il y avait quelque chose, un problème, un… Je l’ai contrarié. Quelque chose que j’ai dit, ou fait… (Elle se tapota doucement la tempe.) Bon sang, qu’est-ce que ça pouvait bien être ?

— Nous avons peut-être une certaine responsabilité collective, dit le drone, même si, franchement, le fait de déclencher un acte d’instabilité homicide chez un Bulbitien peut difficilement constituer une preuve de culpabilité. Cependant, nous faisons l’objet de critiques de la part des autres espèces et civilisations dont je vous parlais. Que cette attaque sans provocation soit entièrement la faute de l’entité, et que nous en ayons été les premières victimes, semble de peu de poids à leurs yeux. Il est plus facile de nous en faire porter la responsabilité.

— Ah, bon sang, soupira Yime. Il va y avoir une Enquête, c’est ça ?

— Plusieurs, probablement, dit le drone d’un air résigné.

— Avant d’envisager les conséquences futures, intervint Himerance après s’être raclé la gorge, nous ferions mieux de réfléchir à notre plan d’action dans l’immédiat.

— Mlle Y’breq demeure notre objectif principal, déclara le drone. Nous approchons peut-être rapidement du moment où les actes et les décisions d’un seul individu ne feront plus guère de différence, mais pour l’instant, nous sommes en droit d’espérer pouvoir influer sur les événements à travers elle, à condition de la retrouver.

— Et bien sûr, ajouta Himerance, les actes et les décisions de Mr Veppers ont très certainement une importance considérable.

— Ainsi que ceux de Mlle Y’breq, dit Yime. (Elle venait d’atteindre le fond du salon, et il n’y avait plus d’hésitation dans sa démarche.) Si elle arrive à s’en approcher assez près pour lui tirer dessus, par exemple.

— Nos informations les plus récentes en provenance de Sichult indiquent que Veppers se trouverait dans la Cité-Caverne de Iobe, sur la planète Vebezua, dans le Tourbillon de Chunzunzan, dit le drone.

— Eh bien, alors… (Himerance hésita et parut surpris.) La mission Restauria qui combat l’épidémie de parsemis vient de découvrir d’autres vaisseaux en construction dans le Disque Tsungariel.

— Combien ? demanda Yime.

Ce fut le drone qui répondit :

— Il y en avait un dans chacune des fabricaria qu’ils ont visitées pour l’instant.

Yime s’arrêta.

— Et ils en ont visité combien ?

— À peu près soixante-dix, répondit Himerance.

— Avec une distribution aussi large que possible, ajouta le drone. Un bon échantillon représentatif.

— Mais alors, ça voudrait dire… ? commença Yime.

— Il se pourrait que toutes soient en train de construire des vaisseaux, confirma le drone.

— Toutes ? répéta Yime en ouvrant de grands yeux.

— Certainement un très fort pourcentage des trois cents millions de fabricaria.

— Mais qu’est-ce qu’on peut bien faire avec trois cents millions de vaisseaux ? s’exclama Yime.

— On peut tout à fait déclencher une guerre, dit le drone.

— Et avec un nombre pareil, ajouta Himerance, on peut très bien la gagner aussi.

— Cela étant, dit le drone, nous ferions mieux de nous rendre là-bas.

— Le moment est venu de piquer un sprint, dit Himerance.

Il fit un signe de tête, et l’écran mural au fond du salon s’alluma pour afficher ce qui restait du Bodhisattva. Le vaisseau flottait à l’intérieur de l’enveloppe de champ du Moi, Je Compte. À ce qu’ils pouvaient en voir, il n’avait pas l’air si gravement endommagé que ça. Tout au plus semblait-il un peu rayé et cabossé. Les dégâts les plus importants étaient internes.

— La dernière équipe de drones est prête à dégager, déclara Himerance. Je propose de renoncer à récupérer le téléstresseur antérieur.

— Je suis d’accord.

Parfaitement immobile, le petit drone semblait fasciné par l’épave de son vaisseau.

— Je pense que c’est à vous qu’il revient de donner l’ordre, dit l’avatar.

— Oui, bien sûr.

Le mur scintillant du champ de confinement s’approcha du vaisseau paralysé, puis il l’engloba et le laissa à l’extérieur, exposé aux étoiles lointaines. La vue bascula pour montrer la carcasse nue du Bodhisattva flottant dans l’espace sans aucun champ ni bouclier protecteur. Elle commença à s’éloigner lentement.

— Eh bien, ma foi… fit le drone.

Le Bodhisattva se mit à trembler comme s’il se secouait en se réveillant d’un long sommeil, puis il commença à se dissocier lentement. On aurait dit un diagramme technique en 3D grandeur nature. Un champ-miroir sphérique l’enveloppa un court instant et le vaisseau s’embrasa, baigné d’une lumière de plus en plus forte. Un incendie sans flammes, sans explosions, mais d’une intensité presque aveuglante. Il s’apaisa progressivement jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien du vaisseau, rien que des radiations lentes diffusées dans toutes les directions vers les étoiles lointaines.

— Et voilà, dit le drone en se tournant vers Yime et l’avatar. Et maintenant, en avant toute, je pense.

Himerance acquiesça. Les étoiles sur l’écran commencèrent à s’éloigner.

— Les champs sont au minimum, coque presque nue, dit-il. Notre vitesse atteindra le niveau de traction dommageable d’ici quarante heures.

— Combien de temps nous faut-il ? demanda Yime.

— Dix-huit heures. (L’avatar examina l’écran qui affichait maintenant la vue devant le vaisseau.) Je ferais mieux de jeter un coup d’œil à mon Manuel pour me rafraîchir la mémoire, et voir comment redevenir un vaisseau de guerre. Il y a sans doute pas mal de préparatifs nécessaires, installer des boucliers, calibrer des Effecteurs, fabriquer des ogives, des choses comme ça.

— Si je peux vous être utile à quoi que… (Yime s’interrompit en se rendant compte à quel point sa remarque était absurde.) Non, n’en parlons plus, dit-elle avec un geste de la main qui lui fit un peu mal.

L’avatar se contenta de la regarder en souriant.

 

Il reprit conscience au milieu d’une sorte d’agitation tranquille. Il y avait un bruit de sonnerie quelque part, et des bips tout à fait agaçants, et autre chose encore qu’il n’arrivait pas à identifier, mais tout semblait terriblement étouffé, comme si ça se passait ailleurs, au bout d’un très long tunnel, sans que cela le concerne vraiment. Il regarda autour de lui, mais il ne comprenait rien à ce qu’il voyait. Il referma les yeux, puis il se dit que ce n’était sans doute pas très malin. Il s’était passé quelque chose de grave, et ce n’était peut-être pas fini. Il fallait qu’il soit vigilant, qu’il garde les yeux ouverts, qu’il reste concentré.

Il se sentait étrangement lourd, comme si son poids était supporté par son cou et ses épaules. Il tourna la tête d’un côté puis de l’autre.

Ah, merde… Il vit enfin où il était, à l’arrière de l’aérocar, au milieu des débris de l’appareil. Bon sang, qu’est-ce qui avait bien pu se passer ?

Il était allongé dans le fauteuil où il s’était trouvé au moment de… de l’événement. Il avait envie de secouer la tête, mais ce n’était peut-être pas une très bonne idée. Il se passa la main sur le visage pour l’essuyer. C’était poisseux. Il vit du sang sur ses doigts. Il respirait difficilement.

Il avait les pieds en l’air, pointés vers le ciel qu’il pouvait apercevoir à travers les débris tordus du pont arrière de l’aérocar. La paroi de verre ultratransparent semblait avoir disparu, et une sorte de pluie noire et grise tombait sur lui. De la suie et des cendres.

Il se souvint de la boule de feu qu’il avait aperçue.

Une bombe nucléaire ?

Un connard lui avait balancé une bombe nucléaire ?

Un salopard avait essayé de balancer une bombe sur lui, sur son propre avion, dans son propre domaine ?

— Putain de merde, dit-il d’une voix qui lui sembla pâteuse et lointaine.

Il ne semblait pas grièvement blessé. Rien de cassé. Il jeta un coup d’œil derrière lui – ce qui lui fit mal, il avait dû recevoir un coup sur la nuque –, puis il se leva de son fauteuil en s’aidant du support du fusil laser pour ne pas tomber en arrière contre la cloison, qui était à présent tellement inclinée qu’on aurait plutôt dit un plancher.

Il réussit à se mettre debout. En vacillant, il s’épousseta pour se débarrasser de la terre et des éclats de verre sur ses vêtements tachés de sang. Il était dans un sale état… La pluie de suie et de cendres continuait de tomber doucement à travers la baie avant. Il allait devoir grimper par là pour s’en sortir. Il se passa la main dans les cheveux pour en retirer les débris. Ces saletés devaient être radioactives. Une fois qu’il aurait mis la main sur les responsables, il les ferait écorcher vifs et il les arroserait d’eau salée. Il se demanda qui ça pouvait bien être. Quelqu’un qui devait l’accompagner s’était-il décommandé à la dernière minute ? Il ne voyait personne. Tout le monde était monté à bord. Tout son entourage, tous ses gens.

Il jeta un coup d’œil vers la porte donnant sur le reste de l’appareil, puis il essaya de décrocher le fusil laser. Il finit par y renoncer.

Il tira sur la poignée de la porte – qui était maintenant une trappe –, mais elle refusa de s’ouvrir. Il fut obligé de se mettre à genoux et de s’y prendre à deux mains pour la décoincer. Un bout de métal lui entailla un doigt, et il suça le sang qui coulait. Comme un animal, se dit-il rageusement. Un putain d’animal… Non, ce serait encore trop bon pour ces salopards d’être écorchés vifs. Il fallait qu’il trouve quelque chose de bien pire. Il devait y avoir des spécialistes qu’il pourrait consulter là-dessus.

Il s’engagea dans l’ouverture et descendit dans les ténèbres sous la porte grinçante.

 

— Mes yeux ! Qu’est-ce qui m’arrive ?

Elle n’avait pu s’empêcher de glapir, alors qu’elle voulait poser la question calmement. Quelque chose lui comprimait douloureusement les paupières.

— La combi se prépare à remplir votre casque de mousse, lui expliqua le vaisseau. D’abord une montée en pression par injection de gaz, pour faciliter la transition. Vous ne voudriez quand même pas avoir un décollement de rétine ?

— Comme toujours, merci de m’avoir prévenue.

— Comme toujours, toutes mes excuses. Je ne suis pas très fort pour ce qui est de prévenir. Ah, bon sang, c’est déjà bien assez compliqué comme ça de protéger des humains.

— Qu’est-ce qui va se passer, maintenant ?

— La combi va utiliser son inducteur neural pour transmettre les images directement dans votre cerveau. Il est possible que vous voyiez double pendant le calibrage, tant que vos yeux fonctionneront encore.

— Non, je voulais dire dehors, avec l’autre vaisseau.

— Il est en train de réfléchir à ma dernière communication, qui se résumait en gros à : « Arrêtez de me suivre, sinon je vous considérerai comme hostile. » Il s’est reconfiguré dans un profil un poil plus défensif. Je lui ai donné trente secondes pour se décider. J’ai sans doute été trop généreux. C’est un de mes petits défauts.

— Hum.

Lededje regarda le flocon à huit branches, sans savoir si c’était encore une image projetée sur sa visière ou une représentation directe dans son cortex visuel. L’image se remit à scintiller.

— Qu’est-ce… ?

— Vous voyez ? dit le vaisseau. Je vous l’avais bien dit, trop long. Il n’a même pas attendu les trente secondes.

— Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Ce connard a essayé de tirer un coup de semonce, voilà ce qu’il a fait. Il m’a ordonné de m’arrêter et de me préparer à l’abordage, dans ce que vous pourriez appeler des termes nautiques classiques. Il me soupçonne de faire partie d’une infestation de parsemis, ce qui est très drôle, bien que particulièrement peu crédible. J’admire son originalité. Il a aussi établi un confinement de communications, pour me couper de tout contact avec l’extérieur. Ce n’est vraiment pas un comportement amical. En plus, soit il est très gros et puissamment armé, soit il n’est pas seul, et dans ce cas, il y a au moins trois autres appareils dans les environs. Je pourrais les trouver, et je pourrais aussi facilement passer au travers, mais je serais alors obligé de renoncer à mon déguisement de modeste Tortionnaire. (Le vaisseau émit un soupir.) Je vais devoir vous injecter la mousse, jeune fille. Fermez les yeux.

Elle obéit. La pression et la chaleur sur ses paupières augmentèrent lentement. Elle essaya de les relever, mais elles semblaient collées. Assez bizarrement, la vision qu’elle avait de l’espace autour du vaisseau ne semblait pas changer.

— Je… commença-t-elle.

— Et maintenant, votre bouche.

— Quoi ?

— Votre bouche.

— Comment je vais faire pour vous parler, si je ferme la bouche ?

— Au début, vous ne la fermez pas. Vous allez l’ouvrir pour laisser entrer une autre sorte de mousse qui va vous tapisser la gorge de fibres de carbone, pour l’empêcher de se refermer en cas de forte accélération. Et ensuite, vous allez la refermer pour que la mousse de support la remplisse. Après, ce sera au tour de votre nez. Vous continuerez de respirer normalement, mais vous avez raison, vous ne pourrez plus parler. Il vous suffira de penser aux mots. Ça facilite les choses de subvocaliser au niveau de la gorge. Ouvrez la bouche, je vous prie.

— Ça ne me plaît pas du tout, cette histoire. C’est vraiment trop… invasif. Avec mon passé, vous devez comprendre à quel point ça me perturbe.

— Encore une fois, toutes mes excuses. On pourrait aussi s’abstenir de le faire, mais il nous serait alors impossible de manœuvrer avec toute l’agilité nécessaire pour survivre. En pratique, vous devez choisir. La mort ou l’inconfort. La mort ou le traumatisme. Ou bien, si vous préférez, je peux vous balancer dans la navette et…

— Bon, d’accord, allez-y !

Elle ajouta en marmonnant :

— Je n’aurai qu’à aller voir un psy plus tard…

Une mousse tiède pénétra dans sa bouche, supprimant rapidement toute sensation.

— Bien joué, dit le vaisseau. Et maintenant, mordez. Prenez votre temps. Nos poursuivants nous ont accordé un délai pour nous conformer à leurs instructions. Hmm… Enfin une identification. FCGF. En voilà, une surprise…

Lededje mordit dans la mousse et quelque chose vint lui chatouiller le nez. Très rapidement, elle ne sentit plus rien là non plus.

Parfait ! lui transmit gaiement le vaisseau dont la voix résonna dans sa tête. Vous voilà aussi prête que possible. Essayez de transmettre au lieu de parler.

Gommcha, chava ? Ah, zhut…

« Comme ça, ça va ? » Vous subvocalisez un peu trop. Essayez d’être naturelle, sans réfléchir à ce que vous faites.

O.K., et comme ça ?

Impeccable. Vous voyez comme c’est facile ? Et maintenant, on va vraiment pouvoir être un vaisseau de guerre !

Ah, super.

Tout ira très bien.

Qu’est-ce qui se passe ?

Elle venait de voir l’image se modifier : le flocon de neige noir s’était déplacé sur la gauche avant de revenir lentement au centre, puis sur la droite avant de se recentrer. Pour l’instant, Lededje n’avait ressenti aucun mouvement. Si le vaisseau était en train d’effectuer des manœuvres, il faisait en sorte qu’elle ne soit pas affectée par les accélérations. Tout semblait parfaitement normal. Elle était presque sûre que c’était une impression trompeuse.

Je suis en train de tortiller mon petit derrière de faux Tortionnaire, expliqua le vaisseau. Avec un peu plus d’énergie que le modèle d’origine, mais ça reste crédible. La plupart de ces vieux sabots ont bénéficié d’améliorations au fil du temps. Je fais comme si j’essayais de les semer. Je spoule des unités de poussée pour préparer une série de virages serrés.

Lededje crispa les doigts sans trop savoir à quoi elle s’agrippait. L’image du flocon noir disparut, puis elle le vit réapparaître carrément sur le côté. Il commença à glisser doucement pour revenir vers le centre. Il vacilla et disparut dans une autre partie de son champ de vision. Une nouvelle réapparition, un déplacement, et encore… À chaque fois, elle le perdait de vue pendant quelques secondes.

Qu’est-ce que ça donne ? demanda-t-elle.

Ça marche bien, répondit le vaisseau. On donne l’impression d’être complètement affolés, prêts à tout essayer pour leur échapper. Sans résultat, bien sûr. Je spoule les pousseurs pour une seule décharge de maxi à zéro avant de basculer en traction principale. Ça va entraîner une petite dégradation au niveau des propulseurs, mais c’est acceptable quand on cherche à se tirer d’un guêpier, et pour le moment, c’est ce qui semble notre meilleure chance. Ou du moins, c’est ce qui semble être ce qui semble notre meilleure chance. Ha ! ha !

Est-ce que je dois me sentir rassurée de vous voir d’aussi excellente humeur ?

Oui, et pas qu’un peu ! Tenez, regardez ça.

Le flocon noir à huit branches disparut entièrement. Elle scruta l’image pour essayer de le retrouver.

Il est passé où, ce salopard ? marmonna-t-elle.

Il est là.

Un cercle vert apparut dans la partie de l’espace qui se trouvait pratiquement derrière elle, mais dont elle avait vaguement conscience à la périphérie de sa vision étrangement incurvée. Un zoom montra de nouveau le flocon, à présent beaucoup plus petit et qui ne cessait de diminuer.

Désolée, dit-elle. Je ne voulais pas distraire votre attention.

Vous n’y arriverez pas. Je vous parle à travers la combi, en ce moment. Les capacités principales de calcul du vaisseau sont entièrement consacrées aux manœuvres, simulations tactiques et gestion des champs. Sans parler de préserver les apparences, bien sûr. Ici, c’est seulement un sous-programme, aucune distraction possible. Posez toutes les questions que vous voudrez.

Le cercle vert s’effaça et le flocon noir se remit à grossir et à se déplacer à travers le champ de vision, toujours vers le centre.

Ça n’a pas l’air de se présenter très bien, fit remarquer Lededje.

Ça y est, je l’ai eu, ce connard.

Vous l’avez eu ? Vous lui avez tiré dessus ?

Ha ! Non, non. Je l’ai identifié. C’est un vaisseau de classe Profonds Regrets. Probablement l’Abondance Offensive. On se disait bien qu’il était dans les parages, sinon précisément dans le coin. Rien que ça, c’est déjà très intéressant. Comment se fait-il qu’il se trouve justement ici ?

Vous pensez pouvoir le battre ?

Le flocon continuait de grossir tout en s’approchant du centre. Il était de nouveau derrière eux, songea Lededje.

Oh, pour ça, pas de problème, répondit négligemment le vaisseau. Je lui suis formidablement supérieur en armement, en blindage et en vitesse. Mais ça soulève quand même une question. Combien a-t-il amené de petits copains avec lui ? Les Profonds Regrets sont l’orgueil de la flotte FCGFienne, leurs Atouts Ultimes, et ils n’en ont pas des masses comme ça. Il n’a pas pu venir ici tout seul. Tout ça fait irrésistiblement penser à une putain de flotte de guerre. Qu’est-ce que ces petits connards peuvent bien préparer comme coup fourré ? Qu’est-ce qu’ils savent ?

À quel sujet ?

Au sujet de l’épidémie de parsemis, et de ce nouvel enthousiasme pour la construction de vaisseaux qu’on a découverts dans certaines parties du Disque. C’est à la une des actualités locales, vous ne croyez pas ?

Oui, sans doute.

Ah. Un scan de routine effectué dans la limite des capacités d’un Tortionnaire révèle la présence d’un autre vaisseau… Quel choc ! Bon sang de bois, il y a tout un écran rempli de ces petits salopards. S’ils continuent de rappliquer comme ça, je vais me retrouver dans un combat à la loyale, à égalité des forces. Ce qui est bien la dernière chose que je veux.

On court un danger ?

Hmm… Oui, marginalement, je ne vais pas vous mentir. Il y a une implication multiplicatoire dans la présence d’un vaisseau de la taille d’un Profonds Regrets, et dans la façon dont cette flotte a réussi à contenir même un appareil aussi vénérable qu’un Tortionnaire. C’est un vieux baquet, mais ça reste quand même un adversaire suffisamment coriace pour que la FCGF ne s’y frotte pas en temps normal. Je ne sais foutre pas ce qui se passe ici, mais c’est tout sauf normal. Ça transcende carrément.

Que voulez-vous dire ?

Je dis que quelqu’un a l’air de vouloir mettre le paquet, la totale. Ce qui risque de changer un peu la donne.

Dans le bon sens ?

À votre avis ?

Dans le mauvais sens… ?

Bien vu.

Alors, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

On arrête de jouer au con.

Vous allez attaquer ?

Hein ? Non ! Vous êtes drôlement agressive, vous, dites-moi ! Non, on va vous mettre hors de danger en abandonnant une partie de mon déguisement et en mettant la gomme, histoire de nous éloigner suffisamment pour qu’ils ne voient pas ce que je fais. Ensuite, je vous mettrai dans la navette… en fait, non. Plutôt dans un de mes petits vaisseaux composants, étant donné le genre de matos qui flotte en ce moment dans les parages. Vous allez retourner sur Sichult pour votre petite conversation avec Mr Veppers, tandis que moi, je vais rester dans le coin pour mettre un peu de plomb dans la cervelle des FCGFiens – espérons que ce ne sera qu’au sens figuré –, avant d’aller voir où en est cette foutue histoire de parsemis.

Vous êtes sûr que vous pouvez vous passer de votre « petit vaisseau composant » ?

Oui, je… ah, tiens donc… Ils m’appellent encore, pour me dire de m’arrêter ou sinon blablabla. Bon, aucune importance.

Lededje vit pivoter et clignoter l’image autour d’elle, puis les étoiles semblèrent changer de couleur, devenant d’un bleu éclatant devant et rouges derrière.

Et c’est parti… commença à lui dire le vaisseau quand tout devint noir.

Noir ? songea-t-elle. Noir ???

Elle eut juste le temps de transmettre Vaisseau ? avant que sa voix se fasse entendre.

Excusez-moi, fausse manip.

La vue se réactiva. Cette fois, l’image comportait des tas d’éléments nouveaux : des dizaines de minuscules silhouettes vertes avec des chiffres au-dessus et des petits traits bariolés derrière, et d’autres traits – de couleurs différentes – qui pointaient devant. Des cercles concentriques de différentes teintes pastel, incrustés de symboles étranges, semblaient entourer chacun de ces petits objets. Il en apparaissait de plus en plus, accompagnés d’icônes flottantes empilées comme des cartes à jouer. Quand on en regardait une en particulier, elle se déployait en une série de pages d’information contenant du texte, des graphiques et des images animées multidimensionnelles qui faisaient mal aux yeux. Lededje détourna le regard pour s’intéresser plutôt à la vue globale : un millier de petites lucioles brillantes lâchées dans une cathédrale sombre.

Que s’est-il passé ? demanda-t-elle.

Action ennemie. On dirait que ces petits salopards veulent en découdre. Avec ce qu’ils m’ont balancé, un vrai Tortionnaire aurait été aplati comme une crêpe. Bande d’enfoirés. À mon tour, maintenant. Je vais leur rendre la politesse. Je dois me préparer à exhaler mon courroux. Désolé, mais ça va secouer un peu.

Quoi ?

On appelle ça une « claque corporelle ». C’est bon signe, ça veut dire que vous êtes encore vivante et que je fonctionne toujours. Ne vous inquiétez pas, un sous-programme surveille votre système nerveux. Si ça commence à faire vraiment mal, il peut vous basculer en mode antidouleur. Allons-y, ne perdons pas plus de temps ! Dites-moi simplement quand vous êtes prête.

Putain de… Bon, d’accord, je suis prête. Comme si j’avais le…

Elle eut l’impression que chaque partie de son corps venait de recevoir une claque. Cela semblait être parti du côté droit, mais s’était propagé presque instantanément. Elle ne se sentait pas vraiment endolorie – le choc avait été trop bien réparti pour ça –, mais nul doute que ça retenait l’attention.

Comment ça va, là-dedans ? demanda le vaisseau alors même que Lededje ressentait un nouveau choc intégral, venu de la gauche cette fois.

On fait aller.

Je suis fier de vous.

Je vais… commença-t-elle à dire.

Accrochez-vous bien, ce coup-ci.

Une autre claque titanesque, et Lededje sembla dériver un instant avant de reprendre conscience. Elle se sentait cotonneuse. Autour d’elle, les centaines de jolis petits symboles flottaient dans leurs halos pastel.

Toujours avec nous ?

Je crois, répondit-elle. J’ai l’impression… mes poumons me font mal. C’est possible, ça ?

Aucune idée. Bon, c’était un simple calibrage, et le plus dur est fait, en principe.

Ils nous ont touchés ?

Ah, non, je me suis juste mis hors de portée de leurs capteurs. Ces pauvres imbéciles nous ont perdus. Ils ne savent plus du tout où on est.

Ah…

Ce qui veut dire que ce qui va leur tomber dessus semblera venir de nulle part. Tenez, regardez un peu ça…

Lededje fut aussitôt basculée et projetée en avant, aspirée par l’image comme si le vaisseau l’avait happée par les yeux pour la lancer dans l’incroyable confusion de couleurs, à une vitesse vertigineuse et dans une infinité de détails qui saturaient ses sens. Elle aurait crié s’il y avait encore eu de l’air dans ses poumons.

Mais heureusement, toute cette complexité ahurissante fut aussitôt réduite, simplifiée et concentrée comme à son intention. La vue se focalisa sur l’un des petits symboles verts, et les cercles concentriques se mirent à clignoter en affichant une série d’icônes, trop rapidement pour qu’elle puisse en saisir la signification. Tout à coup, deux cercles brillèrent et s’intervertirent. Celui qui était à présent le plus au centre augmenta d’intensité et Lededje essaya de baisser ses paupières virtuelles. L’éclat s’estompa et il ne resta plus que d’infimes granules à la place. Le tout avait pris moins d’une seconde.

Elle essaya de suivre la dispersion du petit nuage, mais la vue pivota brusquement et zooma sur un autre objet vert. Les cercles changèrent de configuration et brillèrent un instant. L’objet se transforma en une nuée de petits points. Lededje commença à comprendre ce qu’elle voyait : il s’agissait d’explosions de missiles ou d’obus, ou quelque chose de ce genre. Elle fut aussitôt projetée vers un autre zoom, puis un autre, et le paysage d’étoiles tourbillonnait follement autour d’elle à chaque nouvelle cible.

Au bout du cinquième ou sixième objet, un nuage de particules vertes encore plus fines – tellement fines que Lededje était étonnée d’arriver à les distinguer, ce qu’elle n’aurait sans doute pas pu faire en vision directe – commença de se déployer lentement autour de certains. Ces particules avaient elles aussi des petits traits rattachés, et étaient accompagnées d’un jeu de chiffres, d’illustrations et de descriptions. Les traits se mirent à clignoter et devinrent flous avant de se stabiliser en lignes plus épaisses, d’abord bleu clair puis bleu foncé.

Des vecteurs, comprit enfin Lededje alors même qu’elle était projetée vers l’une des formes plus grandes, suffisamment près pour voir qu’il s’agissait d’un vaisseau. Le En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles était en train de cibler et de détruire des vaisseaux. Ce n’étaient pas des missiles. Les missiles, c’étaient les granules microscopiques, et les cercles autour de chaque cible représentaient les choix d’armement.

Des halos se formèrent autour de chacun des missiles, tels des centaines et des centaines de minuscules colliers de perles lumineuses. Leur éclat s’intensifia un court instant, puis ils disparurent sans laisser de trace. La silhouette du vaisseau ciblé sembla hésiter, comme figée, puis les halos qui l’entouraient clignotèrent, se stabilisèrent, et enfin s’embrasèrent. Lededje ressentit le besoin soudain de regarder ailleurs, mais ce fut pour se fixer sur la cible suivante saisie dans le collimateur lumineux, puis une autre, et encore une autre… Quand deux vaisseaux explosèrent simultanément, elle eut l’impression que les hémisphères de son cerveau venaient d’être arrachés.

Putain de nom de… marmonna-t-elle.

Ça vous plaît ? On arrive bientôt à mon passage préféré.

Qu’est-ce que vous voulez dire, « votre passage préféré » ? demanda-t-elle tandis qu’une autre proie impuissante se trouvait figée au milieu des cercles de mire/sélection d’armement.

Ha ! Vous ne croyez tout de même pas que ça se passe en temps réel ? répondit le vaisseau d’un ton amusé.

C’est un enregistrement ? s’exclama-t-elle en gémissant.

Le petit vaisseau vert explosa et se trouva réduit en un nuage de micropoussière. La vue recula aussitôt avant de la projeter ailleurs, pour se concentrer sur une autre cible pétrifiée.

Je le repasse au ralenti. Bon, regardez bien, maintenant.

Cette cible verte semblait plus grosse et plus compliquée que les précédentes. Elle était entourée d’anneaux plus grands, plus épais et plus lumineux, quoique moins nombreux. Elle reprit lentement l’aspect d’un gros flocon noir aux multiples branches, puis des morceaux s’en détachèrent et commencèrent à s’écarter tout en s’enveloppant d’un halo vert. Ils remplirent le champ de vision de Lededje d’une clarté aveuglante.

À ce stade, ils croient encore que je tire toujours trop tard, murmura le vaisseau.

Un halo violet dont elle n’avait pas perçu la présence vint se placer sur le contact central. Il brilla un court instant avant de s’estomper. Le vaisseau était toujours là, mais il était maintenant violet, lui aussi. De minuscules anneaux apparurent ensuite autour des morceaux à la dérive et des fragments microscopiques du nuage, si bien que la brume verdâtre prit à son tour une teinte violacée.

L’explosion lumineuse se propagea à partir de la cible centrale, une symphonie de violets et de verts qui remplit son champ de vision en un scintillement somptueux. C’était le plus beau feu d’artifice qu’elle ait jamais vu. Le bouquet final prit quelques secondes. Le vaisseau au centre se mit à briller d’un violet de plus en plus intense, puis il y eut un éclair aveuglant. Le voile se dissipa, découvrant des débris encore plus nombreux, une nuée de points lumineux qui se déployaient lentement avant de s’estomper et de disparaître. Il ne resta bientôt plus que les étoiles, calmes, lointaines et immobiles, succédant au tumulte d’images et de couleurs qui avait laissé Lededje tétanisée.

Elle relâcha son souffle.

Elle eut un choc en voyant Demeisen réapparaître soudain devant elle, nonchalamment installé dans ce qui semblait être le fauteuil à côté du sien, mais en superposition sur le ciel étoilé. Une lumière douce éclairait son visage, ses pieds étaient posés sur un objet invisible, et il avait les mains croisées derrière la nuque.

Il se tourna vers elle en hochant la tête.

Et voilà, dit-il. Vous venez d’assister à l’une des batailles spatiales les plus significatives des temps modernes. Tristement à sens unique, certes, mais néanmoins très fascinante. Je les soupçonne fortement de ne pas avoir vraiment laissé l’entière autorité tactique à leurs Mentaux. Demeisen fronça les sourcils. Bande d’amateurs… Il haussa les épaules. Bon, enfin… J’espère quand même que ça ne marque pas le début d’une véritable guerre entre la Culture et cette civilisation de mignonnets, mais c’est eux qui ont tiré les premiers, avec une puissance qu’ils ont crue dévastatrice et fatale. J’étais donc entièrement dans mon droit en pulvérisant jusqu’au dernier ces petits connards à la gâchette trop facile. Il soupira. Bien sûr, je m’attends à l’inévitable commission d’enquête, et j’ai juste un petit souci à me faire… On va peut-être trouver que j’ai fait preuve d’un peu trop d’enthousiasme. Il soupira encore, mais il avait l’air assez content. N’empêche, nous autres Abominators, nous avons une réputation à défendre. Ah, putain… les collègues vont en crever de jalousie ! Il s’interrompit. Oui, quoi ?

Il y avait des gens dans ces vaisseaux ? demanda Lededje.

Des vaisseaux de guerre de la FCGF ? Oui, absolument. Si je peux me permettre d’anticiper sur les éventuels scrupules naissants qui viendraient tourmenter votre conscience humaine, ils ont eu une mort très rapide, même câblés et accélérés comme ils devaient l’être. C’étaient des militaires, fillette. En s’engageant, ils savaient qu’ils prenaient des risques. Le seul problème, c’est que ces pauvres bougres ne savaient pas qu’un des risques en question, c’était de se trouver sur mon chemin. C’est la guerre, Led. Le fair-play n’a rien à voir là-dedans.

L’image doublement irréelle de l’avatar flottant dans l’espace sembla contempler avec satisfaction les nuées de débris presque invisibles autour de lui. Ça leur servira de leçon, à ces enfoirés, conclut-il.

Lededje attendit, mais il semblait absorbé par le spectacle et ne faisait plus attention à elle. Il l’avait peut-être même oubliée. Enfin, elle l’entendit murmurer : Putain, j’ai bousillé une flotte à moi tout seul… Une escadre, au moins… Il n’y a pas à dire, qu’est-ce que je suis bon…

Maintenant, j’aimerais bien rentrer sur Sichult, dit-elle, si ça ne vous ennuie pas.

Non, bien sûr, répondit Demeisen en tournant vers elle un visage inexpressif. C’est vrai que vous avez encore ce type à tuer, n’est-ce pas ?

 

Veppers fut obligé de glisser lentement sur la moquette du couloir. Le sol était trop incliné pour pouvoir y tenir debout. Il aperçut presque aussitôt Jasken qui tentait de grimper pour le rejoindre en repoussant une autre porte cabossée. Il y avait une faible lumière derrière lui, et l’on entendait des cris et des gémissements. Un léger courant d’air montait du compartiment.

— Monsieur ! s’exclama Jasken en reconnaissant son maître dans la pénombre. Est-ce que ça va ?

— Je suis vivant, rien de cassé. On dirait qu’un salopard m’a balancé une bombe. Tu as vu ce putain de champignon ?

— Les pilotes sont sans doute morts, monsieur. Je n’arrive pas à accéder au poste de commande. Nous avons réussi à ouvrir une porte sur l’extérieur. Il y a quelques morts, et aussi des blessés. (Il agita son bras gauche, celui qui avait été plâtré.) Je me suis dit qu’il était temps de me débarrasser de ça.

— Les secours arrivent ?

— Je ne sais pas encore, monsieur. Il y a un équipement de coms renforcé quelque part. Les deux Zeïs qui nous restent sont en train de fouiller les réserves de secours.

— Deux Zeïs seulement ?

Veppers était étonné. Normalement, il y avait quatre gardes clonés à bord… Est-ce que deux s’étaient désistés au dernier moment ?

— Deux des Zeïs sont morts dans le crash, monsieur.

— Ah, merde. (Mais bon, on pouvait toujours en fabriquer d’autres, même si ça prenait quand même pas mal de temps pour les former.) Qui encore ?

— Pleur, monsieur. Et Herrit. Astle a une jambe fracturée, et Sulbazghi n’a pas repris connaissance.

Ils descendirent dans le compartiment des passagers, éclairé par des lampes de sécurité ainsi que par la lumière du jour filtrant à travers les petits hublots et l’issue de secours. Il y avait une sale odeur, songea Veppers. Des gens qui pleuraient et qui gémissaient. Heureusement, il était assez difficile de voir les détails. Il avait envie de partir d’ici tout de suite.

— Monsieur, dit l’un des Zeïs en se frayant un chemin par-dessus les sièges renversés et le matériel éparpillé. (Il tenait à la main un boîtier de communications.) Nous sommes heureux de vous savoir vivant.

Lui-même saignait à profusion d’une plaie à la tête, et son autre bras pendait bizarrement.

— Oui, merci, fit Veppers tandis que le Zeï tendait le boîtier à Jasken. Ce sera tout.

Le colosse s’inclina et s’éloigna en enjambant péniblement les décombres.

Tandis que Jasken allumait l’appareil, Veppers se pencha pour lui chuchoter à l’oreille :

— Peu importe qui vient, même si c’est une ambulance, on embarque toi et moi seulement, compris ?

— Monsieur ? fit Jasken étonné.

— Débrouille-toi pour qu’il y ait assez d’appareils pour tout le monde, mais nous, on prend le premier qui se présente. Seulement nous, tu comprends ?

— Oui, monsieur.

— Et où sont tes macrolentilles ? On pourrait en avoir besoin.

— Elles sont cassées, monsieur.

Veppers secoua la tête.

— Un salopard est décidé à avoir ma peau, Jasken. Laissons-le croire que je suis mort, qu’il a réussi. C’est bien clair ?

— Oui, monsieur. (Jasken essayait visiblement de recouvrer ses esprits.) Faut-il que je dise aux autres que vous avez été tué ?

— Non, ils devront dire que je suis toujours vivant. Blessé, indemne, traumatisé, disparu, dans le coma… Plus il y aura de versions différentes, mieux ce sera. L’important, c’est que je ne me montre pas. Tout le monde croira que ce sont des mensonges, et qu’en réalité je suis mort. Et toi aussi, peut-être. Nous allons nous cacher, Jasken. Tu jouais à ça, quand tu étais petit ? À cache-cache ? Moi, j’y ai beaucoup joué, j’étais très fort. Alors voilà, c’est ce qu’on va faire. (Veppers tapota l’épaule de Jasken, sans remarquer sa légère grimace.) Le cours des actions va plonger, mais on n’y peut pas grand-chose. Allez, appelle les secours, et ensuite, trouve-moi une combinaison de vol ou quelque chose pour me déguiser.

La Culture -09- Les Enfers Virtuels
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